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Auteur W Shakespeare
SCÈNE I
La grande salle du palais des rois de
Grande-Bretagne.
Entrent KENT, GLOUCESTER et EDMOND.
KENT. – Je croyais le roi plus favorable au duc
d’Albany qu’au duc de Cornouailles.
GLOUCESTER. – C’est ce qui nous avait toujours
semblé ; mais à présent, dans le partage du royaume, rien n’indique lequel
des ducs il apprécie le plus : car les portions se balancent si également
que le scrupule même ne saurait faire un choix entre l’une et l’autre ?
KENT, montrant Edmond. – N’est-ce pas là
votre fils, milord ?
GLOUCESTER. – Son éducation, messire, a été à ma
charge. J’ai si souvent rougi de le reconnaître que maintenant j’y suis bronzé.
KENT. – Je ne puis concevoir…
GLOUCESTER. – C’est ce que put, messire, la mère de
ce jeune gaillard : si bien qu’elle vit son ventre s’arrondir, et que, ma
foi ! messire, elle eut un fils en son berceau
avant d’avoir un mari dans son lit… Flairez-vous la faute ?
KENT. – Je ne puis regretter une faute dont le
fruit est si beau.
GLOUCESTER. – Mais j’ai aussi, messire, de l’aveu
de la loi, un fils quelque peu plus âgé que celui-ci, qui pourtant ne m’est pas
plus cher. Bien que ce chenapan soit venu au monde, un peu impudemment, avant
d’être appelé, sa mère n’en était pas moins belle : il y eut grande liesse
à le faire, et il faut bien reconnaître ce fils de putain… Edmond,
connaissez-vous ce noble gentilhomme ?
EDMOND. – Non, milord.
GLOUCESTER. – Milord de Kent. Saluez-le désormais
comme mon honorable ami.
EDMOND, s’inclinant. – Mes services à Votre
Seigneurie !
KENT. – Je suis tenu de vous aimer, et je demande à
vous connaître plus particulièrement.
EDMOND. – Messire, je m’étudierai à mériter cette
distinction.
GLOUCESTER. – Il a été neuf ans hors du pays, et il
va en partir de nouveau… Le roi vient.
(Fanfares.)
(Entrent Lear, Cornouailles, Albany, Goneril, Régane, Cordélia et les gens du roi.)
LEAR. – Gloucester, veuillez accompagner les
seigneurs de France et de Bourgogne.
GLOUCESTER. – J’obéis, mon suzerain.
(Sortent Gloucester et Edmond.)
LEAR. – Nous, cependant, nous allons révéler nos
plus mystérieuses intentions… Qu’on me donne la carte ! (On déploie une
carte devant le roi.) Sachez que nous avons divisé en trois parts notre
royaume, et que c’est notre intention formelle de soustraire notre vieillesse
aux soins et aux affaires pour en charger de plus jeunes forces, tandis que
nous nous traînerons sans encombre vers la mort… Cornouailles, notre fils, et
vous, Albany, notre fils également dévoué, nous avons à cette heure la ferme
volonté de régler publiquement la dotation de nos filles, pour prévenir dès à
présent tout débat futur. Quant aux princes de France et de Bourgogne, ces
grands rivaux qui, pour obtenir l’amour de notre plus jeune fille, ont prolongé
à notre cour leur séjour galant, ils obtiendront réponse ici même… Parlez, mes
filles : en ce moment où nous voulons renoncer au pouvoir, aux revenus du
territoire comme aux soins de l’État, faites-nous savoir qui de vous nous aime
le plus, afin que notre libéralité s’exerce le plus largement là où le mérite
l’aura le mieux provoquée… Goneril, — notre aînée,
parle la première.
GONERIL. – Moi, sire, je vous aime plus que les
mots n’en peuvent donner idée, plus chèrement que la vue, l’espace et la
liberté, de préférence à tout ce qui est précieux, riche ou rare, non moins que
la vie avec la grâce, la santé, la beauté et l’honneur, du plus grand amour
qu’enfant ait jamais ressenti ou père inspiré, d’un amour qui rend le souffle
misérable et la voix impuissante ; je vous aime au-delà de toute mesure.
CORDÉLIA, à part. – Que pourra faire Cordélia ? Aimer, et se taire.
LEAR, le doigt sur la carte. – Tu vois, de
cette ligne à celle-ci, tout ce domaine, couvert de forêts ombreuses et de
riches campagnes, de rivières plantureuses et de vastes prairies : nous
t’en faisons la dame. Que tes enfants et les enfants d’Albany le possèdent à
perpétuité !… Que dit notre seconde fille, notre chère Régane,
la femme de Cornouailles ?… Parle.
RÉGANE. – Je suis faite du même métal que ma sœur,
et je m’estime à sa valeur. En toute sincérité je reconnais qu’elle exprime les
sentiments mêmes de mon amour ; seulement, elle ne va pas assez
loin : car je me déclare l’ennemie de toutes les joies contenues dans la
sphère la plus exquise de la sensation, et je ne trouve de félicité que dans
l’amour de Votre Chère Altesse.
CORDÉLIA, à part. – C’est le cas de
dire : Pauvre Cordélia ! Et pourtant non,
car, j’en suis bien sûre, je suis plus riche d’amour que de paroles.
LEAR, à Régane. –
À toi et aux tiens, en apanage héréditaire, revient cet ample tiers de notre
beau royaume égal en étendue, en valeur et en agrément à la portion de Goneril. (À Cordélia.) À
votre tour, ô notre joie, la dernière, mais non la moindre ! Vous dont le
vin de France et le lait de Bourgogne se disputent la jeune prédilection,
parlez : que pouvez-vous dire pour obtenir une part plus opulente que
celle de vos sœurs ?
CORDÉLIA. – Rien, monseigneur.
LEAR. – Rien ?
CORDÉLIA. – Rien.
LEAR. – De rien, rien ne peut venir : parlez
encore.
CORDÉLIA. – Malheureuse que je suis, je ne puis
soulever mon cœur jusqu’à mes lèvres. J’aime Votre Majesté comme je le dois, ni
plus ni moins.
LEAR. – Allons, allons, Cordélia !
Réformez un peu votre réponse, de peur qu’elle ne nuise à votre fortune.
CORDÉLIA. – Mon bon seigneur, vous m’avez mise au
monde, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée ; moi, je vous rends en
retour les devoirs auxquels je suis tenue, je vous obéis, vous aime et vous
vénère. Pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si, comme elles le disent,
elles n’aiment que vous ? Peut-être, au jour de mes noces, l’époux dont la
main recevra ma foi emportera-t-il avec lui une moitié de mon amour, de ma
sollicitude et de mon dévouement ; assurément je ne me marierai pas comme
mes sœurs, pour n’aimer que mon père.
LEAR. – Mais parles-tu du fond du cœur ?
CORDÉLIA. – Oui, mon bon seigneur.
LEAR. – Si jeune, et si peu tendre !
CORDÉLIA. – Si jeune, monseigneur, et si
sincère !
LEAR. – Soit !… Eh bien, que ta sincérité soit
ta dot ! Car, par le rayonnement sacré du soleil, par les mystères
d’Hécate et de la nuit, par toutes les influences des astres qui nous font
exister et cesser d’être, j’abjure à ton égard toute ma sollicitude paternelle,
toutes les relations et tous les droits du sang : je te déclare étrangère
à mon cœur et à moi dès ce moment, pour toujours. Le Scythe barbare, l’homme
qui dévore ses enfants pour assouvir son appétit, trouvera dans mon cœur autant
de charité, de pitié et de sympathie que toi, ma ci-devant fille !
KENT. – Mon bon suzerain !…
LEAR. – Silence, Kent ! Ne vous mettez pas
entre le dragon et sa fureur. C’est elle que j’aimais le plus, et je pensais
confier mon repos à la tutelle de sa tendresse… Arrière ! hors de ma vue !… Puisse la tombe me refuser sa paix,
si je ne lui retire ici le cœur de son père !… Appelez le Français !…
M’obéit-on ?… Appelez le Bourguignon !… Cornouailles, Albany, grossissez
de ce tiers la dot de mes deux filles. Que l’orgueil, qu’elle appelle
franchise, suffise à la marier ! Je vous investis en commun de mon
pouvoir, de ma prééminence et des vastes attributs qui escortent La Majesté. Nous-même, avec cent chevaliers que nous nous réservons et
qui seront entretenus à vos frais, nous ferons alternativement chez chacun de
vous un séjour mensuel. Nous ne voulons garder que le nom et les titres d’un
roi. L’autorité, le revenu, le gouvernement des affaires, je vous abandonne tout
cela, fils bien-aimés. Pour gage, voici la couronne :
partagez-vous-la !
(Il se démet de la couronne.)
KENT. – Royal Lear, que j’ai toujours honoré comme
mon roi, comme mon père, suivi comme mon maître, et nommé dans mes prières
comme mon patron sacré…
LEAR. – L’arc est bandé et ajusté : évite la
flèche.
KENT. – Que plutôt elle tombe sur moi, dût son fer
envahir la région de mon cœur ! Que Kent soit discourtois quand Lear est
insensé ! Que prétends-tu, vieillard ? Crois-tu donc que le devoir
ait peur de parler, quand la puissance cède à la flatterie ? L’honneur est
obligé à la franchise, quand La Majesté succombe à la folie. Révoque ton arrêt,
et, par une mûre réflexion, réprime cette hideuse vivacité. Que ma vie réponde
de mon jugement ! la plus jeune de tes filles
n’est pas celle qui t’aime le moins : elle n’annonce pas un cœur vide, la
voix grave qui ne retentit pas en un creux accent.
LEAR. – Kent, sur ta vie, assez !
KENT. – Ma vie, je ne l’ai jamais tenue que pour un
enjeu à risquer contre tes ennemis, et je ne crains pas de la perdre, quand ton
salut l’exige.
LEAR. – Hors de ma vue !
KENT. – Sois plus clairvoyant, Lear, et laisse-moi
rester le point de mire constant de ton regard.
LEAR. – Ah ! par
Apollon !…
KENT. – Ah ! par Apollon !
roi, tu adjures tes dieux en vain.
LEAR, mettant la main sur son épée. – Ô
vassal ! mécréant !…
ALBANY et CORNOUAILLES. – Cher sire, arrêtez.
KENT. – Va ! tue ton
médecin, et nourris de son salaire le mal qui te ronge !… Révoque ta
donation, ou, tant que je pourrai arracher un cri de ma gorge, je te dirai que
tu as mal fait.
LEAR. – Écoute-moi, félon ! Sur ton
allégeance, écoute-moi ! Puisque tu as tenté de nous faire rompre un vœu,
ce que jamais nous n’osâmes ; puisque, dans ton orgueil outrecuidant, tu
as voulu t’interposer entre notre sentence et notre autorité, ce que notre
caractère et notre rang ne sauraient tolérer, fais pour ta récompense l’épreuve
de notre pouvoir. Nous t’accordons cinq jours pour réunir les ressources
destinées à te prémunir contre les détresses de ce monde. Le sixième, tu
tourneras ton dos maudit à notre royaume ; et si, le dixième, ta carcasse
bannie est découverte dans nos domaines, ce moment sera ta mort. Arrière !…
Par Jupiter ! cet arrêt ne sera pas révoqué.
KENT. – Adieu, roi ! Puisque c’est ainsi que
tu veux apparaître, ailleurs est la liberté, et l’exil est ici ! (À Cordélia.) Que les dieux te prennent sous leur tendre
tutelle, ô vierge, qui penses si juste et qui as si bien dit ! (À Régane et à Goneril.) Et
puissent vos actes confirmer vos beaux discours, et de bons effets sortir de
paroles si tendres ! (Aux ducs d’Albany et de Cornouailles.) Ainsi,
ô princes, Kent vous fait ses adieux. Il va acclimater ses vieilles habitudes
dans une région nouvelle.
(Il sort.)
(Rentre Gloucester, accompagné du roi de France, du
duc de Bourgogne et de leur suite.)
GLOUCESTER, à Lear. – Voici les princes de
France et de Bourgogne, mon noble seigneur.
LEAR. – Messire de Bourgogne, nous nous adressons
d’abord à vous qui